Damnatio Memoriae

Selig sait et a toujours su qu’il a eu de la chance alors que , pensons le franchement, il n’était pas bien parti dans la vie. D’abord, il est né dans la campagne proche de Varsovie quelque part entre 1829 et 1830, ses parents ne se souvienne plus très bien et personne n’a eu la bonne idée de le noter quelque part. Par contre, sa mère en est persuadé, il est né au printemps . Il n’y est pas resté longtemps, de toute façon, dans le Royaume de Pologne , parce qu’à cette époque , la moitié de l’Europe se dispute la possession du pays qui donne souvent lieu à des guerres et des insurrections. Remarquez, c’est pour ça qu’il sait à peu près sa date de naissance, il est né juste avant la guerre contre la Russie, son "protecteur". Que la Pologne a perdu d’ailleurs. Et c’est la deuxième raison du départ clandestin de sa famille . Parce que , quand la défaite est là, qu’on ne peut pas blâmer les vainqueurs sous peine de mort mais qu’il faut absolument un bouc émissaire, il se trouve que ça retombe de manière assez automatique sur son père, Moiche Pasternak , forgeron du bourg . La première fois , il y a laissé un oeil et aucun de ses assaillants n’a jamais été puni. La deuxième fois, il ne s’est pas trop posé de question, il a pris sa femme , Mirele et leurs cinq enfants survivant sous le bras, mis dans le chariot tout ce qu’ils ont pu mettre , attelé ses deux chevaux de trait et direction l’Ouest. N’importe à l’Ouest mais loin, surtout loin. Parait qu’à ouest, les gens se contrefichent que vous vous appeliez Pasternak et qu’on peut aller à la synagogue sans devoir prier pour revenir en un seul morceau. C’est ce que dis son cousin Hershel en tout cas. Parce qu’il est brillant, il a réussi à se faire une vie là bas . A Londres. C’est ce qu’il dit dans ses lettres.

Trois ans plus tard et un enfant en moins , emporté par le Cholera quelque part entre Strasbourg et Paris , les Pasternak débarquent à Londres. Là, on s'aperçoit que le cousin Hershel a un tout petit peu enjolivé sa situation. C’est qu’il a toujours été fier, le cousin Hershel . Mais bon, qu’importe , il permet à la famille d’obtenir les papiers  en règle en faisant témoins de moralité , de présenter Moiche à la communauté et donc de trouver un travail , forgeron toujours, et un logement , un taudis dans les bas fonds. Et là , commence les souvenirs un peu vague de Selig. Il sait qu’il a eu une maladie qui a failli l’emporter à cinq ans mais qu’il en a réchappé par miracle. C’est de là qu’il tire son surnom . Mazldik. Chanceux . Dés qu’il a été en âge, comme son frère et ses soeurs, Selig a travaillé . Il a fait tous les métiers qu’il a pu . Il a vendu des journaux, ciré des chaussures, aidé sur les marchés , fait les courses , le garçon de course, ramasser les tissus, jouer du violon dans des fêtes, fait les basses tâches dans les maisons bourgeoises. Jamais mendier ou vendre son corps , oh ça jamais , Mirele , devenue couturière pour ajouter un revenu de plus y a mis un point d’honneur. C’est un voeu pieux dans ce monde où tout se monnaie mais , grâce à Mazldik, elle en est persuadée, ils ont réussis.

La chance joue encore quand, à douze ans, on l’envoie faire le garçon de course pour quelque jours pour Monsieur. Monsieur  vit seul , sa femme le trouvant beaucoup trop excentrique et préférant vivre ailleurs et être en permanence en voyage. Alors Monsieur vit en vieux garçon . Il est professeurs à université de Londres mais ne donne plus vraiment cours parce que ses élèves , tous issus de la haute société, l’ennui au plus haut point. Certains diront qu’il est aigri parce qu’on ne l’a jamais appelé dans un des prestigieux collèges d’Oxford dont il est pourtant issu . En fait, ce n’est pas ça . Monsieur trouve juste le monde, son monde, terriblement ennuyeux et il prend un malin à le secouer, à sa manière. Selig n’a jamais quitté Monsieur depuis. Selig voue une reconnaissance et une admiration sans borne. Monsieur lui a appris à écrire et à lire , a perfectionné son anglais (si bien qu’il sert régulièrement interprète à ses parents) , lui a fait la plupart de son éducation anglaise en fait. Il lui a aussi donné libre accès à sa bibliothèque que Selig dévore encore à ce jours sur son temps libre .

Selig a maintenant 24 ans. Sa mère aimerait qu’il fasse comme les autres, qu’il trouve épouse mais il n’a pas vraiment envie. Il a remplacé le majordome de Monsieur l’année dernière . Il aurait fallu embaucher de quelqu’un de plus vieux, plus expérimenté. Monsieur s’en fiche , il préfère Selig. Depuis quelques années, de toute façon , monsieur voyage, seul , parce qu’il n’a pas besoin de nounou et que c’est beaucoup plus drôle d’inquiéter sa maisonnée et d’envoyer des missives de Dehli pour demander à Selig dans quelle malle il a mis son haut de forme préféré (“Dans la boite à chapeau rouge, monsieur, toujours la même .”). Au début , il l’emmenait et cela lui plaisait beaucoup mais finalement , il est maintenant chargé de rester à Londres pour s’occuper des affaires courantes. Cela fait un vide dans la maison, il se retrouve en tête à tête avec Liz , la vieille cuisinière et Deirdre, la jeune bonne irlandaise , embauchée pour faire enrager Madame (Madame n’aime pas les irlandais . Elle n’aime pas les juifs non plus d’ailleurs).  Selig aspire d’ailleurs, de nouveautés . Il  ne désire pas la même vie que sa fratrie, marié, bien rangé, avec une ribambelle d’enfant. Selig aimerait voir le monde, celui des livres et peintures. Et une petite voix lui chuchotte à l’oreille qu’il n’a pas tord. Mieux , un rêve fait il y a quelques mois l’obsède au point d'avoir sorti tous les livres de Monsieur sur le symbolisme pour y voir plus clair.  Il ne sait pas trop ce que signifie cette lumière chaude et rassurante qui a un jour choisi d'envahir ses songes.  Cela a peut être ces événements du bal d’automne . Peut être