Damnatio Memoriae

« Ne bouge pas. » ordonne l'homme, un froncement concentré venant barrer son front. Appliqué sur son ouvrage, il reproduit dans l'argile les formes de ton corps, sculptant tes courbes à la façon dont il les idéalise. Pour plaisanter, tu lui reproches souvent d'apporter plus d'attention à ses figurines qu'à sa muse - toi. Il réplique alors que c'est sa façon à lui de te prouver son amour, sa façon de t'appréhender, de te découvrir d'une façon plus intime que lorsque vos corps valsent sous les draps. C'est à travers ses yeux d'artistes qu'il décèle les brèches, qu'il perçoit les faiblesses que tu tentes pourtant de dissimuler derrière ta carapace - ou plutôt, derrière la façade que tu montes minutieusement chaque matin, pour te montrer au reste du monde sous l'apparence qui te sied. Lui n'est en revanche pas dupe. C'est comme s'il avait toujours su lire en toi.

Septembre dix-huit-cent quarante-six. Ta toute première représentation sur la scène de l'opéra londonien vient de se terminer et, alors que l'écho des applaudissements saluant ta performance te chamboulent encore, tu rejoins les coulisses où les jupons  s'agitent dans un chaos tumultueux, les souliers craquant le parquet dans un tonnerre imperceptible des spectateurs. Fébrile, tu cherches un coin pour te ressourcer, pour savourer le moment, te remémorer l'éloge. Tu le vois alors, assis sur une caisse en bois qui avait sans doute contenu un élément du décor. Ses yeux s'accrochent aux tiens, te grisant. Il t'est inconnu. Sa présence ici est interdite - peut-être est-ce ce frisson de braver un danger qui n'en est pas un, qui te pousse à aller à sa rencontre. « Jolie voix. » lâche-t-il en guise de salutation. « Je sais. » répliques-tu, ce qui lui arrache un sourire amusé. Ses yeux, pourtant, te scrutent avec une intensité qui te déstabilise. - toi, qui ne vit qu'à travers le regard d'autrui. « Vous sembliez si triste, seule sur scène. Je me demande ce qui a pu faire naître chez vous une telle mélancolie, alors que vous effleuriez enfin le plaisir de la célébrité. » Sa remarque t'arrache un froncement de sourcil et, aussitôt, tu ouvres la bouche pour l'invectiver. « Ce que vous dites n'a aucun sens. » protestes-tu, accusatrice. Pourtant, elle était bien là, cette lypémanie sous-jacente qui jamais ne semble vouloir te quitter. Qu'il puisse la percevoir t'horrifie, t'agace : tu réponds à son empathie avec une fougue outrée, un orgueil blessé. « Et puis, que faites vous-là ? Vous n'avez rien à faire ici ! »

L'artiste avait perçu le masque et, avec lui, la mascarade qu'il avait fait voler en éclat. Au travers de ses sculptures, il avait deviné un passé que tu taisais. Lors de vos sessions, avait découvert la petite provinciale, qui avait grandit dans la campagne anglaise - jeunesse dorée d'une jeune bourgeoise excusée du dur labeur auxquels étaient soumis les enfants d'ouvriers - ; il avait dessiné les angles creux, les boucles incandescentes, les yeux farouches : il exprimait là à sa manière la douleur et la sensibilité qu'il percevait de son petit oisillon, comme il se plaisait à te surnommer. Il avait écouté ton récit, lorsque tu lui avais expliqué pourquoi ton père t'avait envoyé à Londres pour participer à la saison et te trouver un bon parti, sous la tutelle de ton oncle installé à la capitale - une histoire de cœur qui, selon Phillip McKenzie, portait l’opprobre sur votre famille. Parfois, lorsque l'alcool débridait et ?? aux confidences, tu te riais de la compétition à laquelle tu devais se confronter pour espérer gagner l'intention de riches mécènes, pouvant t'assurer un semblant de liberté qui te serait ôté si tu venais à te ranger au bras d'un mari. Le sculpteur comprenait cet élan singulier pour l'émancipation, quand bien même elle ne fut qu'éphémère et poussée par le rêve sot d'une adolescente.

Tu retiens un sourire : la passion que vous entretenez l'un envers l'autre n'a d'égal que l'amour que vous éprouvez pour vos domaines respectifs. C'est un feu débordant, qui tiraille autant qu'il peu apaiser. Il chamboule et submerge. Consume. C'était un feu chaleureux qui, pourtant, «  »