Damnatio Memoriae

La lettre est sobrement cachetée, le papier est de bonne qualité, sans plus. L'écriture quant à elle est assez élégante mais pas paresseuse. Elle a été tracée par une main qui a l'habitude de devoir noter vite en faisant fi de jolies fioritures mais qui tente tout de même de ne pas paraître trop brouillonne. On a davantage là des lettres allongées et penchées que des voyelles bien rondes et symétriques. La signature est cependant plus appliquée, comme si on avait craint que le nom soit difficilement lisible.

"Professeur Predmore.
J’ai ouïe dire que les derniers évènements dont le cadre a été ce fâcheux bal d’automne ne vous ont pas épargné. J’espère que vous vous portez aussi bien que possible au vu des circonstances, et qu’aucun mal durable n’a été fait à votre personne.
Je vous écris pour quérir auprès de vous un entretien qui pourrait avoir lieu à la date de votre convenance. Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que vous étiez souvent présent dans l’observatoire le dimanche mais peut-être s’agit-il d’une coïncidence répétée ou peut-être vos habitudes ont-elles changé. Je me tiens en tout cas à votre disposition pour fixer une date.
Au sujet maintenant ; tout simplement des affaires théologiques qui, je l’espère, trouverons quelque intérêt à vos yeux.
Au cas où vous n’auriez aucun souvenir de ma personne, ce qui est fort possible, permettez-moi de me définir en ces termes : je suis la femme rousse qui s’occupe parfois des plantes dans l’observatoire. S’il y en a plusieurs, je serais ravie de rencontrer les autres.
Peut-être ce message est-il malvenu, peut-être faut-il s’adresser à vous par d’autres voies, moyens, ou avec d’autres formulations. Si c’est le cas vous excuserez, Professeur, mes lacunes.
Au plaisir de vous rencontrer bientôt, veuillez accepter l’expression de mes salutations respectueuses et mes meilleurs vœux pour ce qui sera, je l’espère, un prompt rétablissement.
Deirdre E. Ashworth "

"Monsieur Predmore,

J’espère que ce courrier vous trouvera en excellente santé. J’ai longuement songé à notre conversation et, ce matin, tandis que j’errais dans les rayonnages de ma bibliothèque j’ai remis la main sur un ouvrage que je pensais perdu de longue date. Il vous paraîtra peut-être humble par sa reliure ou son langage et c’est bien naturel puisqu’il est écrit pour les enfants.

Il existe un alphabet gaélique mais nous ne l’employons plus. Nos traditions se transmettent de façon orale et vivante. C’est ainsi que nous apprenons le folklore : dans les contes que nous disent les anciens. Ce livre me semble une introduction idéale aux mythes de mon pays. Peut-être pourrez vous déceler pourquoi je parlais de fées durant notre conversation au moment où vous arriverez au chapitre qui leur sont dédiées, et qui sait, si vous avez plus de chance que moi, vous pourriez même en croiser une la prochaine fois que vous vous aventurez près d’une aubépine.

En ce qui concerne les affaires dont nous avons discuté, vous trouverez en plus du livre un feuillet qui résume mes dernières suggestions. Comme vous le savez peut-être, le commerce textile est traditionnellement outrageusement couteux, cependant la multiplication des usines de métiers à tisser en plein Londres pourrait jouer en notre faveur. J’évoque ici la fabrication de couvertures avec de préférence du coton. L’Angleterre dispose encore des meilleures routes pour s’en fournir, notamment vers l’Egypte."

L’écriture a été légèrement appuyée sur le nom du pays comme pour noter l’ironie.

"Que cela m’écœure ou pas, il fallait que je m’occupe également d’affaires de pomme de terre. C’est chose faite. Si le mildiou n’a pas contaminé que l’Irlande, il n’a pas entraîné de pénurie ailleurs. Contrairement au lait et au pain je crains cependant de devoir faire importer la production toute entière si nous voulons l’ajouter à l’œuvre de charité.

Ce travail est une distraction bienvenue aussi quand vous en aurez le temps, n’hésitez pas à me faire savoir votre décision, si vous avez d’autres demandes je serais ravie d’y répondre.

Respectueusement,

Deirdre E. Ashworth "

Professeur Predmore,

Comment allez-vous ? Le livre que je vous ai fait parvenir a-t-il été à votre goût ? Si vous vous prêtez à l'exercice de fixer les buissons d'aubépine, soyez aimable et ne me dites pas que vous avez vu une fée tant que l'une d'elle n'a pas daigné se montrer pour moi. Que l'on me laisse au moins cet orgueil.

Le dernier navire que nous attendions est arrivé à bon port. Si le Seigneur le veut, la charité sera une réussite. Je ne puis que suggérer des façons de répartir les ressources à notre disposition. Il ne faudrait pas incommoder les autres résidents du bâtiment avec les odeurs et les passages des indigents, la discrétion est notre commandement.

Je vous laisse juge de la marche à suivre. Toutes les caisses ont été conditionnées de façon à ce que la nourriture perdure. Les couvertures sortent d’une fabrique de Londres, en obtenir davantage, si c’est là votre souhait, sera rapide.

Expression gaélique du jour pour accompagner cette avancée : Sheakbù ar, foircinn pian. Hold on. Pain ends. C’est ce qu’il faudra dire à ceux qui prendront leur premier repas.

Suivent des rangées de chiffres, de comptes ; l’établissement d’un solde. Deirdre a décomposé les opérations une à une pour qu’elles soient plus lisibles pour Gerald.

Elle ajoute plusieurs idées pour faire monter les caisses jusqu’en haut de l’observatoire, notamment de les faire acheminer une à une, ou de faire en sorte que le Sanctuaire d’Osiris soit le principal lieu de distribution puisqu’il est plus froid et sec.

Professeur Predmore,

L’hiver n’est pas clément, comme vous l’aviez annoncé. Notre initiative tombe à point nommé. A croire qu’une force divine nous l’a inspirée.

Je pense souvent à notre discussion en ces temps d’immobilité, de givre et de neige. Parfois, j’ai le sentiment que la lune sourit. Rit-elle de moi ? Je me dévoue pour ceux qui ont la faveur des étoiles mais mes pensées se tournent vers mon peuple quand j’aimerais pouvoir leur prêter la même assistance. Vous êtes l’homme le plus pieux avec lequel je converse. Dirons-nous une prière pour eux ?

Je vous demande cette faveur si vous voulez bien me l’accorder. Je viendrai dimanche. Je pourrais aider à remplir les écuelles.

Comme il n’y a rien d’autre à faire qu’à attendre que l’hiver passe, et que je vous sais gré des perles de savoir que vous me dispensez, je vous conseille l’ouvrage de Seán Ó Súilleabháin « A handbook of Irish folklore ». Je l’ai fini la semaine passée et je l’ai apprécié. Je vous déconseille d'essayer de prononcer le patronyme de l’auteur seul, un accident est si vite arrivé.

Si vous me proposez en retour un livre qui traite de votre discipline, je suis si lasse que je pourrais peut-être y jeter un œil. La philosophie m’a toujours laissée de marbre, mais je ne lui ai jamais donné une chance. N'y a-t-il pas moult proverbes qui nous enseignent les dangers d’un esprit étroit ?

Suivent de nouvelles rangées de chiffres, toujours bien décomposées. On connaît un pic de fréquentation et de demandes pour des nourritures chaudes, ce mois-ci. Deirdre finira par bannir l’idée de manger du porc car une partie avait tourné, affirmant que les maladies que cette viande donnait quand elle n’était pas saine étaient terribles. Tout le monde eut des quantités industrielles de choucroute à se mettre sous la dent à la place.