Damnatio Memoriae

“Astrante de Beauharnois ressemblait davantage à une sirène scandinave ou un cygne faisant une pirouette qu’à la fille d’un marquis. Ce serait romancer les excentricités de ma mère que de la décrire en tant que créature légendaire ou demoiselle de conte, elle souffrait en fait de mélancolie. Du moins c’est ainsi qu’elle fut qualifiée, bien que je ne comprenads pas tout à fait la signification de cette affliction. Dame Astrante ne fit aucune apparition dans le monde depuis ma naissance et celle de Vigilance. Nous grandîmes à ses côtés dans les vallons de Blackmarsh, loin de l’agitation et de la pression des grandes villes. Mon père disait qu’elle était trop laxiste, trop tête en l’air pour s’occuper de nous et se fiait à notre gouvernante pour nous éduquer. Cependant, Dame Astrante était en réalité une femme exigente, qui mettait la barre haute pour ma soeur et moi, mais nous laissait faire ce que nous voulions le reste du temps. Avide de savoir, elle disait qu’il n’y avait aucune connaissance plus néfaste que l’ignorance et, supportant ses dires, nous abreuvait de livre et de cours. Si nous nous intéressions à un sujet, elle s’assurait que nous ayions toutes les armes à notre disposition pour y exceller.”

“Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le rôle de duc ne vient pas avec la capacité de gérer ses finances et de choisir à tout coup les bons investissements. Nimrod Odeonwright est un homme orgueilleux et ambitieux dont la personnalité le mena à se saboter lui-même. Il est cruel, je sais, d’ainsi parler de mon père, mais le temps où nous pouvions cacher ses bévues sont passées. Les Odeonwright vivent dans une situation monétairement précaires et, même s’il aimait y croire, l’égo d’un homme n’était pas suffisant pour régler la situation. Malgré les biens qui vinrent avec l’acquisition d’Astrante de Beauharnois par les voies du mariage, il ne sut redresser le navire et il n’allait pas laisser Vigilance et ses bras malingres ou moi-même l’aider.”

“J’ignore si mon père laissait ma mère vivre à Blackmarsh car il craignait qu’elle lui fasse honte ou s’ils vivaient simplement mieux chacun de leur côté, mais je ne me rappelle pas d’une interaction entre Nimrod et Astrante qui fut plus intime qu’une transaction. Je doute même que ma mère lui parlâ régulièrement de Vigilance et moi, puisqu’il ne m’a jamais reproché de sortir par ma fenêtre pour aller courir dans la forêt ou d’intimider les jeunes garçons de Blackmarsh. Je les avais surpris à voler le ruban bleu de Vigilance en traitant notre mère de sorcière, alors j’ai fait mon devoir d'aînée de famille : Je les ai bastonnés.”

“Vous avez raison qu’une femme d’esprit comme Astrante de Beauharnois trouvâ que ce n’était pas la meilleure manière d’user de mes talents. Elle fut d’une humeur très irritable lorsqu’elle eut à s’entendre avec les mères des garçons -ma mère est une femme de peu de mots, la déchiffrer fut l’une des tâches les plus ardues de mon enfance- et décida qu’il fallait canaliser mon agressivité de manière productive. La duchesse m’envoya galoper sur une vieille jument, me mit un arc dans les mains, m’annonçant que je pourrais rentrer seulement lorsque j’aurai atteint la cible. Malgré tout, j’étais incapable de rester en place et, malgré les avertissements de son entourage, elle fit venir un épéiste pour m’enseigner l’escrime. Chaque session m’épuisa au point où je m’effondrais dans mon lit comme un cadavre dans son cercueil, mais je devins rapidement beaucoup plus calme par la suite.”

“Imaginez la tension et la dissidence que génèrerait la présence d’un vieux noble du siècle dernier dont la vie dépendait d’un bouffon et vous aurez une idée de la dynamique qui existe entre Nimrod Odeonwright et Pleasant Pyre. Nouveaux riches mais largement moins traditionalistes, les Pyre ne possèdent aucun titre de noblesse et beaucoup d’argent. Dans l’autre main, les Odeonwright tenaient fièrement leur rang de ducs et moins fièrement leurs coffres vides. Alors que sa grâce d'Eldeven se trouvait dans une fâcheuse situation et que le jeune charismatique s’en amusait, ils décidèrent de conclure une discrète alliance : j’épouserai Pleasant Pyre et eux s’arrangeraient avec le reste des formalités. Je n’étais que le gage de cette entente et leurs masculineries ne m’intéressaient pas.”

“Pleasant aime faire croire aux premiers abords qu’il est un idiot pour ensuite exécuter une grandiose révélation et dévoiler qu’il ne l’était pas. Dans son amour des surprises, il s’invita à Blackmarsh pour découvrir les Odeonwright féminines et sûrement pour s’assurer que nous n’étions pas isolées parce que nous étions difformes ou sans vertu. Pleasant est un homme de ville et pour la ville, qui se perdit dès son arrivée à Blackmarsh. Je passai près de lui à cheval lorsqu’il m’interpela pour demander des directions, mais je l’ignorai parce qu’il me paraissait étrange.”

“J’avais rencontré, tout juste avant mon mariage, la cadette Pyre, une femme plus jeune que Vigilance, mais aussi plus fragile. Je me souviens du sermon de Pleasant à son égard car celle-ci avait fait le voyage malgré sa faible constitution et sa santé déplorable. Semblable à ma mère, Parthena existe dans un monde à part, mais son univers davantage artistique est issu d’histoires chevaleresques plutôt qu'encyclopédies. Malgré le décalage de sa personnalité avec le monde réel, Parthena fit l’intermédiaire entre ma personnalité réservée et les bouffonneries de Pleasant, ce qui nous permit de surmonter les désagréments de notre première impression et mena à une bonne entente.”

“Arabella est notre première née. Elle ressemble à un soleil avec ses cheveux blonds et ses joues rondes. Petite, elle ne réagissait pas lorsque nous nous adressions à elle et nous crurent pendant longtemps qu’elle était délibérément un agent du chaos. La vérité est qu'Arabella est sourde. Cette découverte nous amena à revoir la façon dont son éducation était menée et nous apprirent, avec elle, à communiquer avec des gestes de mains.”

“Pleasant n’est pas l’époux le plus présent. Il voyage beaucoup entre Londres et les Indes et je passe régulièrement plusieurs mois sans le voir. Nous échangeons religieusement des correspondances épistolaires, dont le contenu est séparé entre formalité et bêtises. Car savez-vous, l’une des lois immuables de l’univers est que Pleasant Pyre cesserait d’exister s’il s’abstenait de… plaisanter. Son charisme lui pardonnait de nombreux écarts, et pas seulement auprès de moi, mais l’ensemble de sa vie sociale. La confiance qu’il a en lui-même se reflète dans celle qu’il a développée en moi. Ne pouvant régler facilement les comptes de sa famille lorsqu’il voguait sur un bateau ou se situait géographiquement très loin, il me les confia et je sus les garder en excellent état. J’ai toujours eu une certaine facilité avec les mathématiques.”

“L’époux de Parthena fut l’une des premières victimes du choléra, rapidement suivie par Dr. Emerson. Parthena vint s’installer chez moi et nous envoyâmes ses enfants à Blackmarsh avec les miens. Sa psychée se détériora, elle commença à se complaire dans de plus sombres idées et préféra s’abandonner à la contemplation de la pluie au travers la fenêtre et à peindre des motifs abstraits aux couleurs boueuses. La toute petie Meriwether succomba ensuite à ces maux. Ce fut une période extrêmement lourde pour les Pyre présents à Londres et, même si je nouai une précieuse amitié avec Parthena, je me réfugiai dans une calme solitude et je m’enveloppai du titre de timide. Et un peu de médiocrité, comme le qualifierait Astrante de Beauharnois.”

“Ma mère appréciait les fleurs, les plantes, les arbres. Elles connaissaient le nom de toute la flore de Blackmarsh ainsi que leur utilisation. Astrante cultivait un certain dédain pour tout ce qui portait le nom de rose mais, alors que je scrutai la rosa candida, je la trouvai magnifique. Je sacrifiai mon odorat et parcourus l’immense jardin, effleurant les pétales du bout de mes doigts jusqu’à trouver la fleur à huit pétales. En fait, je m’apprêtais à saisir une corolle qui lui ressemblait mais un étrange frisson voyagea de mes reins à ma nuque et je m’en départis. Plus tard, je trouvai la fleur véritable, la rosa candida.”

“Lors d’une sortie au jardin botanique, dissimulé à l’ombre d’un buisson, je vis un chien au pelage noir et aux joues molles. Je tentai de l’attirer vers moi pour voir s’il était perdu mais il refusa de bouger, se recroquevillant davantage dans sa cachette de fortune. Crispé, il dégageait une certaine hostilité peu caractéristique des animaux qui ne désirent que se reposer. Je m’éclipsai pour ramener un bol d’eau fraîche pour qu’il puisse s’y abreuver, espérant que cela l’encourage à sortir mais rien n’y fit. Je revins le lendemain, avec de la nouvelle eau et des restants de viande, espérant que le canidé ait retrouvé ses maîtres. Hélas, il se trouvait toujours là, seul et immobile. Me tenant à distance de pour lui laisser de l’espace mais gardant un oeil sur lui, je le regardai se sustenter et ramener la nourriture dans le havre improvisé. À chaque jour, à une heure similaire, je venais faire un tour au jardin botanique et répétais les mêmes actions. Plutôt que d’être sur ses gardes, le chien redressait la tête de curiosité à ma venue, curieux. Plus le temps passait, plus ce rituel devenait naturel, l’animal farouche venant s’abreuver alors que mes mains tenaient encore le bol.

Éventuellement, sa curiosité le poussa à renifler mes mains et il se mit à presser son nez et son front contre ma paume, m’autorisant à le caresser. Je sentais une pointe de fierté à l’idée d’avoir pu faire de cette bête hostile une sorte d’ami. À l’époque, je ne l’aurais pas qualifié ainsi, mais aujourd’hui je sais qu’il s’agissait d’une telle liaison. Néanmoins, chaque bruit le rendait nerveux et il ne pouvait s’empêcher de se cacher, craintif. Le jour où son havre se trouva sous ma jupe plutôt que sous le buisson, la tête du molosse tentant de se cacher heurta mes jambes et j’en perdis presque l’équilibre. Si je tentais de l’en sortir, il se réfugiait ailleurs sous un jupon et lorsque je me mettais à marcher, il se plaçait stratégiquement autour de mes pieds en grognant, me forçant à l’immobilité. Ce fut une épreuve de patience d’ainsi suivre le rythme du chien.

Maintenant que je l’avais vu au grand jour et non sous le couvert de branches et de feuilles, je remarquai sa difficulté à marcher. Le jardin botanique était devenu sa prison et il me faisait comprendre qu’il désirait en sortir. Lui parlant doucement, je l’enroulai dans mon châle et le pris dans mes bras pour le ramener chez moi. L’agitation des rues londoniennes l’effraya et je m’arrêtai à de nombreuses reprises pour le rassurer, ramenant un pan de tissu sur lui pour le cacher. Ce fut également l’une des rares fois où j’ordonnai à Parthena de se taire, lorsque nous étions dans le cadre privé de notre résidence. Elle ne s’en offusqua pas -trop- et me laissa à, ce qu’elle disait, mon nouvel intérêt du moment. J’écrivis une lettre à un spécialiste de la santé animale et lui demandai la marche à suivre pour permettre au sombre chien de guérir.

NP est encore un grand timide, mais il a retrouvé sa santé et de ce fait son énergie de canin. Il est parfois pris de sursauts lorsque nous allons en promenade et se cache lorsque des étrangers s’invitent dans notre demeure mais, outre cette crainte, il est l’un de mes plus précieux amis.”

“Il arrivait de temps à autre que je prenne le train pour me rendre dans la campagne de Blackmarsh pour y visiter mes enfants. Cette fois-ci, ce fut au nom des praetores que je grimpai dans le wagon vers une destination qui m’était peu fami… qui m’était inconnue. Soudainement prise d’un manque d’énergie, appuyée contre la fenêtre de la cabine, mes paupières se refermèrent et m’amenèrent vers d’étranges songes. Je me réveillai totalement déboussolée, comme si je venais de dormir confortablement pendant quatre années et que l’on me réveilla subitement.

J’avais une aversion pour les bruits trop forts. Ils sonnaient comme un marteau qui martelait répétitivement mon crâne, mais de l’intérieur et je sentais mes poils se hérisser sur mes bras. Une certaine colère surgit de ma poitrine quand l’alarme du train se mit à retentir. Je quittai ma cabine et affrontai le vacarme strident mais aussi la solitude inhabituelle qui venait de s’emparer du véhicule. Attaquée par l’incompréhension et la nervosité m’empêchant d’hurler un quelconque à l’aise, je traçai mon chemin en direction de la locomotive. Celui qui contrôle le train devait savoir ce qu’il se passait, non ? Ou les gens y seraient regroupés pour avoir des réponses… non ?

J’étais penchée vers la fenêtre de la porte qui menait sur le wagon d’en avant, me tenant à la limite de la lumière d’une ampoule orangée et je tentais de découvrir s’il y avait d’autres passagers lorsque je sentis un poids sur ma jupe me tirer vers l’arrière et m’attirer dans la pénombre. J’adoptai une position solide pour garder mon équilibre et repris le contrôle de mes vêtements en tirant prestement dessus, remarquant de ce fait la noirceur qui grouillait et me dévisageait. Aussitôt, je sautai dans le prochain wagon et gagnai la sécurité de la première ampoule que je rencontrai. Je voulais discerner ce qui se tramait dans l’ombre mais la lumière empêchait mes yeux de s’adapter. Alors que je me croyais sauve, la lumière qui me gardait s’estompa et les mouvements qui m’entouraient se refermèrent sur moi. Je m’élançai vers la prochaine lumière, je me secouai, je me débattis. J’écrasai de mon talon ce qui vint effleurer ma cheville et je repoussai les doigts qui s’enfonçaient dans mes bras.

Quand mes yeux eurent l’éclairage nécessaires d’estimer les dégâts de ma poursuite, je remarquai le tissu abîmé de mes manches et du sang s’écoulant des trous percés dans le coton. Mes cheveux défaits étant retombés contre mon dos, je les enfonçai rapidement dans mon col pour ne pas qu’ils deviennent une laisse à attraper pour mes assaillants. Plus préparée à affronter la noirceur à chaque course, je réussis à leur échapper avec plus d’assurance -mais pas nécessaire plus de facilité- et je cognai maladroitement mes jointures dans leur direction pour les frapper et écrasai quelques morceaux de… ?

Arrivée à la locomotive, je m’enfermai dans l’espace vide du conducteur et tâtai les commandes du train pour les découvrir, sans les activer. Un éclat venant de derrière moi et la pression de l’alarme stridente arrivèrent presque à me faire tirer sur une commande au hasard mais, m’accordant un instant supplémentaire de réflexion, je tirai sur un levier rigide avec force et aussitôt, le train changea de cadence et je fus projetée devant moi. Retrouvant rapidement ma balance, je me retrouvai vidée de toute énergie lorsqu’une main empoigna mon épaule.

Je sentis le sang quitter mes mains et mes doigts se glacèrent. Incapable de respirer, l’air formant un poing dans ma gorge qui fit couler des larmes sur mes joues alors que ma machoire serrée renfonçait mes dents dans ma tête, je me sentis chuter. Le fracas de mon corps contre le sol froid de la locomotive me réveilla dans un sursaut incontrôlé. Effarée et étourdie, dans un train stationné, je me brusquai à l’extérieur pour retrouver la gare londonienne. Puis une femme atteinte de viduité qui me donna une lettre. Mes doigts qui tremblaient eurent du mal à ouvrir celle-ci et à cesser de bouger pour me permettre de lire ce qui y était écrit :

Fidèle.”



Le diminutif que donne Pleasant à son épouse est Rafaellini et lorsqu’on lui fait remarquer que ce n’est pas plus court que son prénom, il tend à répondre “If you’ve seen my wife, you would've noticed that she is outrageously not short.” ▼ Lors de ses petites années, Raphaelle remporta quelques compétitions d’orthographes de Blackmarsh ▼ Vigilance n’apprécie que très peu sa soeur aînée ▼ Raphaelle participe régulièrement à des sorties et des événements où il y a de la chasse ▼ L’instructeur d’escrime de Lady Pyre est un proche ami de son mari ▼ Thaddeus a réalisé son premier voyage vers les Indes très récemment avec son père ▼ Lorsque les dames et les demoiselles doivent pratiquer leurs pas de danse, Raphaelle est toujours désignée comme le cavalier ▼ Lady Pyre sait jouer du piano, mais seulement si l’on retire toute notion de temps et de mesure. ▼ La beauté éthérée et légère de Parthena Lockwood a attiré plusieurs paires d’yeux et, au nom du chef de famille Pyre, Raphaelle a refusé plusieurs bourgeois ayant demandé sa main ▼ La couleur favorite de Raphaelle est une sorte de bleu turquoise que l’on aurait oublié dans une marre trop longtemps ▼ Elle jalouse les hommes qui font du rugby et participe aux courses d’aviron ▼ Les voyages de son époux lui permettent plus aisémment de participer aux missions de son cercle. Raphaelle est bien moins active lorsque celui-ci est présent à Londres ▼ Raphaelle envisage, à la prochaine, de faire élever ses enfants près d'elle à Londres, se laissant convaincre par les autres mères de son entourage qu'il s'agit de la meilleure manière de les mener sur la bonne voie.