Damnatio Memoriae

Comme souvent le soir, Mirela pleure. Ses longs cheveux ébène masquent son visage larmoyant. D’abord hésitant, l’enfant vient se blottir dans le dos de sa mère, l’enserrant dans la frêle étreinte de ses bras.

— Pleure pas, maman.

Il n’aime pas la voir triste. Pourtant, c’est devenu de plus en plus fréquent, depuis quel a revu cet homme.

— Je ne pleure pas, Isaya. Maman est forte, tu sais ?

Elle se retourne, essaie de regarder le fruit de ses entrailles derrière ses cils humides. Son maquillage noircit ses hautes pommettes et des mèches de cheveux sont collées par ses larmes à la peau hâlée de son visage.

Isaya prend pose doucement ses petites mains sur les joues de sa mère. Malgré l’hiver qui règne dans ses yeux, sa peau est chaude. L’enfant plisse les yeux en plongeant son regard bleu dans celui noir de la brune.

— Tu mens mal, maman.

Elle se fend d’un sourire triste avant d’embrasser le front de son fils.

Il sait qu’elle est forte. Il l’a toujours pensée inébranlable, indépendante, et ce malgré le fait que leur propre peuple les ait abandonné. Mais tout a volé en éclat le jour où Mirela a revu cet homme.

Celui dont les yeux se parent du même bleu glacé que ceux de l’enfant.

Au début, sans vraiment comprendre ce qu’il se passait, Isaya n’a rien dit ni pensé de ce blond aux allures de prince, lorsqu’il emmenait sa mère toute apprêtée à l’autre bout de Londres. Il n’a rien dit ni pensé non plus lorsqu’il voyait sa mère rentrer au petit matin, seule. Il n’a rien dit ni pensé, enfin, lorsque cet homme a disparu de leurs vies.

S’il n’a pas compris tout de suite ce qu’il se tramait sous le toit délabré dans lequel lui et sa mère vivaient à l’époque, les enfants du quartier, eux, n’ont pas loupés cette formidable occasion de s’en prendre au garçon coloré du coin.

Il s’était habitué aux insultes, depuis déjà tout petit. « Gitan », « chien », « étranger », « immigré » ; tous ces mots formaient partie de son quotidien, car dans la lie, chacun s’en prend aux plus faibles.

Et qu’est un tzigane, loin de son peuple ? Pire, qu’est une femme tzigane, loin des siens ? Rien ni personne. Un marginal, différent de la communauté pauvre, blanche, londonienne. Exilée par le patriarche de sa famille, Mirela n’était qu’une pauvre femme, contrainte à travailler dans l’industrie de la couture la plupart du temps, contre un salaire de misère, tout en effectuant quelques travaux domestiques dans quelques maisons bourgeoises des beaux quartiers.

Mais lorsque dans le quartier, les rumeurs au sujet de l’étrange visiteur de Mirela s’étaient rependues, les insultes s’étaient reportées sur elle. « Trainée », « pute à riches », tout était bon pour transformer la serviable jeune femme, à peine âgée d’une vingtaine d’années, en une vile succube mangeuse d’hommes. Pourtant, que valaient les prolétaires du coin ? Pas un sou, en vérité.

Si Isaya n’avait rien pensé ni rien dit des visites de l’homme blond, il s’était mis à jouer des poings lorsque sa mère s’était retrouvée érigée au panthéon des pécheurs sans âmes.

— Il ne viendra plus, n’est-ce pas ?

— Non…

— C’est ça qui te rend triste ?

Mirela perd son sourire et de grosses larmes dévalent la pente de ses pommettes souillées.

— Il ne te mérite pas !

— Ne dit pas ça, Isaya… s’il te plait…

Isaya sait.
Il sait que c’est son père, son géniteur.
Les enfants du quartier lui ont dit.

Il sait aussi que c’est un sombre enfoiré qui n’a jamais cherché à arracher Mirena aux bas-fonds de la société londonienne, pas plus qu’il ne s’est gêné pour l’engrosser une seconde fois, avant de mettre les voiles vers l’Amérique florissante.


Elle est belle, Mirena, elle a un sourire semblable au soleil.

Tout le monde la trouve jolie, douce et charmante, elle est comme le soleil dans les bas-fonds, elle fascine, envoute… on lui en veut autant qu’on l’adore pour toutes ces raisons. A qui le veut, elle raconte volontiers comment elle est tombée amoureuse d’un bel Anglais contre les usages de sa culture et de son clan. Elle dit souvent qu’elle ne regrette rien, malgré son absence - les hommes sont ainsi, après tout -, parce qu’elle a deux beaux enfants qu’elle aime plus que tout au monde.

Elle est belle Mirena, même lorsqu’elle dort.
Même lorsque son souffle ne soulève plus sa poitrine.
Même lorsqu’elle ne sourit plus que dans les mémoires.

Isaya dance, il dance sous les yeux gonflés de sa petite sœur, il danse parce que c’est le seul moyen de vraiment honorer la mémoire de sa mère. Il n’y a pas de violon, pas d’attroupement festif, pas de roulotte décorée, juste les voix de deux orphelins qui se mêlent en un chant presque divin, tant ils se sont égosillés dans leurs maigres vies. Les tziganes n’appartiennent à personne ; ils sont libres et prisonniers de cette liberté. Pas de cimetière, pas de sépulture décente, juste un pauvre trou creusé à la force de leurs petits bras, un peu en dehors de la cité grise.

Et des fleurs, en grand nombre, cueillies par les doigts abîmés de Violca, qui n’a que cinq ans.

Il n’y a plus qu’eux, à présent. Et au-sommet du talus de terre fraichement retournée, Isaya danse, parce qu’il sait que sa mère lui a toujours dit qu’il n’y a que comme ça qu’ils honorent réellement leurs ancêtres et leur culture, en dansant, jouant et chantant. C’est là l’essence même de leur culture.

Il le fait maintenant à sa place.
Parce que Mirena n’ouvrira plus les yeux.

Il y avait bien des signes annonciateurs de son déclin. Elle mangeait peu, dormait peu, et exploitait ce temps libre pour travailler, encore et encore, afin d’éviter à tous prix à ses enfants de subir l’exploitation des industries…

Travailler jusqu’à en mourir.
Il avait suffi d’une fièvre pour tout faire basculer.

— On doit vraiment faire comme maman a dit ?

La voix de Violca est tremblante. Les deux enfants parlent en romani entre eux.

— Tu voudrais ?

— Je sais pas, mais elle a dit que sa famille nous protègerai.

— Violca, tu trouves qu’ils l’ont bien protégée, maman ?

— … non.

— Viens là.

Dans ses bras infantiles, Isaya accueille le corps fragile de sa petite sœur.

— Il n’y a que toi et moi maintenant, Vi. On va se débrouiller…

— Mais on va faire quoi, sans maman…

La petite fond déjà en larmes et son aîné plie ses genoux douloureux pour se mettre à sa hauteur.

— Je te le promets.

Et Dieu sait qu’il tient à chaque promesse.
Isaya, paré de bijoux dorés, de perles et d’étoffes, à la fois discrets et intrigants, mais trop ostentatoires ni trop humbles, lève les yeux vers l’autre bout de la salle, où sa réplique féminine lui jette un regard entendu, avant de disparaître dans l’obscurité de la nuit. Alors que ses doigts fins retournent une nouvelle carte du tarot illustré, l’assemblée qui l’entoure retient son souffle pour accueillir la fin de la prédiction du jeune homme.

— Ooh, souffle-t-il avec une surprise feinte.

Son client relève le nez vers lui, croisant des yeux bleus aussi froid que le blizzard du nord.

— Alors, qu’est-ce que ça dit ?

— Vous devriez porter plus d’attention à ce qui vous entoure, même si vous êtes absorber par votre travail, à moins de risquer de manquer des opportunités ou de perdre des acquis. Les cartes me disent que vous êtes dans une situation où vous stagnez et manquez d’ambition… mais il vous suffit de raviver votre volonté, qui me semble très forte, pour aller vers le haut.

Son menton vient se poser sur ses doigts entrelacés alors que son regard perçant semble lire dans les yeux de son client comme dans un livre.

— Vous êtes anxieux, n’est-ce pas ? De mauvais rêves vous empêchent de dormir…

— Comment le savez-vous ?

Isaya baisse les yeux avec humilité.

— Les cartes, mon ami. Votre anxiété est injustifiée, continue-t-il, mais si vous ne parvenez pas à vous en débarrasser seul, cherchez des solutions auprès de votre reine, celle qui saura vous écouter et vous conseiller.

Il ponctue d’un regard plein de sous-entendu la suite.

— Votre vraie reine, sinon ça ne servira à rien.

Il marque une pause, replace une mèche rebelle derrière son oreille en ignorant les rougissements du gentleman qui lui fait face.

— A ses côtés, vous obtiendrez ce que vous désirez et l’ascension n’en sera que facilitée. A vous de prendre les bonnes décisions, à présent.

Un grand sourire aux lèvres, il s’écarte de la table et récupère son jeu avant de s’éclipser, non sans esquisser une légère révérence. Dans sa bourse, les livres dansent et s’entrechoquent en une douce mélodie, alors qu’il sort de l’établissement.

Isaya est l’ami des petites gentes, des prostituées comme des ouvriers, une oreille attentive auprès de laquelle on vient chercher réponses et conseils. Si ses allures de tzigane lui facilitent le travail, l’indépendance vis-à-vis d’un quelconque clan lui permet de garder l’intégralité de ses gains pour lui.

— Isaya !

Une voix féminine l’appelle depuis une ruelle.

Avec sa démarche féline et un grand sourire aux lèvres, il la rejoint et examine sous toutes ses coutures cette silhouette si familière.

Sa sœur, dont le visage ressemble tant à celui de leur mère, et dont le regard n’est en aucun cas corrompu par les orbes azurés de leur paternel. Non, les siens sont aussi sombre que l’encre qui décorait les iris de Mirena.

— La pêche a été bonne ?

— Si tu savais ! répond malicieusement Violca, dont les yeux taquins luisent dans la nuit.

Le duo s’élance dans la nuit pour rejoindre leur petite habitation et découvrir leur butin à l’abri des regards. Violca ne sachant pas ni mentir ni bluffer, c’est à Isaya qu’écope le devoir de balancer des absurdités au sujet de l’avenir, du présent ou du passé des clients crédules qui  cherchent à entendre ce qu’ils veulent.

— Dis, tu crois vraiment à tout ce que tu racontes ?

— Non, mais je crois en ce que je lis. Maman m’a appris à lire les cartes et à travers elles, c’est en elles que je crois.

Un léger sourire trône sur son visage.

— Du reste, si quelques éloges permettent de gagner un peu plus d’argent… personne n’en fera un drame, non ?

Clin d’œil complice.

L’art de leur mère leur a permis d’échapper de tout temps au travail de l’usine, où bon nombre d’enfants sont envoyés. Plus petits que les adultes, ils font une main d’œuvre parfaite pour qui veut obtenir les meilleurs rendements à moindre coup.

Eux ont de la chance, d’avoir baigné dans la culture maternelle malgré l’absence de famille et de clan, d’autant plus que le romantisme empreint de liberté plane toujours au-dessus de la vision du peuple tzigane.

Dans l’obscurité de leur repère, sur un lit de paille, frère et sœurs se tiennent la main. Violca est encore jeune, alors ça la rassure…

— On aura bientôt assez ? chuchote-t-elle dans le noir.

— Oui, très bientôt.

— Pense à arrêter d’acheter à manger aux gamins du quartier, Isaya, ça creuse nos fonds et ça retarde notre départ… tu le sais, hein ?

Coupable, l’aîné pousse néanmoins un soupir indigné.

— Je vois pas de quoi tu parles.

— Arrête ton char, je t’ai vu faire.

Silence.

— J’ai hâte, tu sais.

— Moi aussi.

— Alors arrête de faire le pigeon ou tu vas finir fauché comme tes clients.

— Mhm.

Violca presse doucement la main de son frère.

Leur rêve, depuis la mort de leur mère et seule famille, est de quitter Londres, à tout prix. Depuis des années, ils font les poches des touristes et des gens de condition moyenne ou supérieure là où ils le peuvent, sans jamais trop attiser la colère ou la suspicion de leurs victimes.

Isaya est le cerveau, la diversion, Violca l’exécutante. Malgré son jeune âge, avoir grandi dans les rues lui a conféré une maturité et un physique qui la vieillissent, facilitant grandement leurs activités. Isaya, quant à lui, s’est forgé une discrète renommée, à force de prédictions et de services. Charmant jeune homme, il joue des apparences pour obtenir ce qu’il cherche et permet à sa sœur de détrousser les passants et les imbéciles.

Néanmoins, il donnerait tout pour sa sœur.

Raison pour laquelle, le jour, il joue les artistes de rues et s’engage dans toutes les troupes de cirque qui foulent le sol londonien.

Ils n’ont jamais fait parvenir la nouvelle de la mort de Mirena à leurs aïeuls, à cette famille étrangère qui a su si rapidement abandonner la jeune femme à son sort. Enfants de deux mondes, ils ont choisi de rester seuls, mais libres, aspirant simplement à faire leurs propres choix dans cette vie.

La respiration de Violca est régulière et paisible ; elle s’est endormie.

Ils ont beau ne rien posséder, même pas le toit de fortune qui les abrite, ils sont heureux, complices et inséparables, incapable de se penser l’un sans l’autre. A la fois frère, père et mère pour sa cadette, le brun aux yeux d’acier n’a qu’une crainte : qu’un jour on lui arrache celle à laquelle il tient plus que tout au monde.

Doucement, les yeux d’Isaya se ferment à leur tour.


« Tefnout ».

Isaya s’éveille en sursaut, ce nom étrange, jamais entendu auparavant, sur ses lèvres sèches, le cœur battant et de la sueur plein les draps. Peinant à recouvrer ses esprits, il s’assoit sur le matelas improvisé et écarte quelques mèches brunes de son visage.

Une déité venait de lui parler en rêve et, étrangement, il n’avait pas l’impression de délirer. Au contraire, jamais rien ne lui avait semblé aussi vrai.

Il déglutit péniblement.
Est-il un nouveau prophète ?

— Violca ? chuchote-t-il en la cherchant des yeux dans la pièce imbibée de lumière.

Mais sa sœur est déjà partie, l’ayant abandonné à ses rêves étranges. Après tout, ils doivent bientôt partir, maintenant qu’ils en ont les moyens. Peut-être est-elle partie acheter de quoi s’habiller convenablement pour monter sur le bateau… il n’en sait rien, mais son absence, à ce moment précis, creuse un peu plus le vide dans son cœur.

Pourquoi lui, qui fait partie de la lie de l’humanité et que la vie a déjà perverti de multiples façons, s’est vu choisi par une divinité aussi pure et parfaite que celle qui s’est adressé à lui dans l’intimité de la nuit ?

Il voudrait des réponses, il voudrait en savoir plus, mais ne sait à qui s’adresser. Autour de lui, le nom même de cette étrange déité sonnerait comme un mot exotique sans aucun sens ; pourtant, il lui semble pouvoir apprécier sa tangibilité, comme si son être aussi, à présent, baignait dans le regard de cette divinité.

Quand aura-t-il des réponses ? Quand Tefnout  s’adressera-t-elle encore à lui ? Les questions demeuraient en suspens dans l’esprit du jeune homme.


Paré de l’une de ses plus belles tenues, Isaya lève le nez vers le grand bâtiment qui lui fait face. Quelques jours plus tôt, d’étranges personnes sont venues le trouver, lui, dans sa bicoque toute pourrie, pour lui donner l’adresse du théâtre devant lequel il se trouve. N’ayant jamais mis les pieds dans ce genre d’établissement prestigieux du centre-ville, il fait mine de ne pas se sentir étranger aux passants qui le dévisagent, soutenant sans honte les regards curieux.

C’est vrai qu’avec sa dégaine de gitan, il dénote un peu, mais il a appris à se moquer des yeux et des paroles indiscrets et à cultiver le mystère et le secret qui entoure son personnage. De toute manière, s’il est ici, c’est pour une cause plus grande que tous ces pauvres individus. Une cause dans laquelle il a un rôle à jouer.

Alors, le cœur battant et les lèvres tremblantes d’excitation, de crainte et de curiosité, Isaya franchit les portes de l’imposant théâtre.

Et c’est comme s’il avait toujours appartenu à ce lieu.

Tout est à la fois étranger et familier, baignant dans la même ambiance que celle qui l’a bercé une nuit dans ses rêves. Pour la seconde fois de sa vie, il se sent vraiment bien, sans même avoir besoin d’argent dans les mains.

Curieux, Isaya cherche à en savoir plus sur sa déité, ses camarades, ce lieu… est-il un champion, s’il n’est pas un prophète ? Étrangement, sa soif de connaissance concernant cette étrange entité n’est pas entièrement satisfaite par les réponses qui lui sont apportées, alors qu’il se languissait depuis des jours de les obtenir.

S’il en voulait plus, il lui faudrait monter en grade.


La respiration entrecoupée par l’effort, Isaya se lance à la poursuite d’un gredin.

Quelqu’un venait juste de lui dérober sa lettre.
Un enfant. Un pauvre enfant sans expérience de vie.
A lui, lui, lui, lui.

Quelle indignité !

Et le pire dans tout ça, c’est qu’il ne se dirige absolument pas vers l’Adelphi. Non, ç’aurait été bien trop simple… Accusant mentalement la fourberie de sa déité - sûrement derrière ce retournement de situation, à moins que ce ne soit le mal incarné qui motive le garnement ? -, Isaya n’a néanmoins pas réfléchi deux fois avant de poursuivre le voleur, incapable de se résoudre à rentrer bredouille au théâtre.

Il avait emporté à sa suite le partenaire qu'on lui avait assigné.

L’avantage, c’est que s’il était étranger à la plupart des quartiers bourgeois et aristocratiques de Londres, les bas-fonds, en revanche, il les connaissait comme sa poche. Trottant habilement derrière le voyou - c’est l’hôpital qui se fout de la charité -, Isaya finit finalement par lui couper la route après avoir emprunté un raccourcis et le plaque tout simplement au sol.

Son genou fermement enfoncé dans le dos du voleur, le brun récupère l’enveloppe déjà noircie par les doigts crasseux du rouquin sous lui. Laissant l’adolescent se dérober à son emprise, il le regarde s’écarter avec une moue interrogatrice.

— Donne-moi l’argent qu’y’a d’dans.

Soupir.

— Je ne sais pas ce qu’il y a là-dedans mais ce n’est sûrement pas de l’argent. Tu sais petit, les gens utilisent parfois des crayons et des plumes pour « écrire », et ils s’envoie des lettres via des messagers comme moi.

Haussement d’épaules.

— Si t’as compris, j’m’en vais, j’ai une course à termi-

Isaya n’a pas le temps de se détourner que déjà le rouquin se lance dans le grand récit de sa vie, coupant l’acrobate dans son élan.

— Tu comprends pas, j’fais pas ça pour l’plaisir, c’pour ma t’ite sœur, Annie. Not’ père s’est blessé à l’usine et notre mère est morte. Y’a plus que moi, mais je suis pas assez fort pour l’aider…

Oh que si, il comprenait parfaitement.

— T’as qu’à bosser comme tout l’monde et tu pourras lui donner à manger. J’ai pas d’argent à te donner et le peu qu’j’ai, il est pas pour moi.

Les poings du jeune homme se serrent.

— Tu mens ! T’as pas l’air de quelqu’un d’pauvre, toi.

Surpris, Isana le dévisage, avant de pousser un long soupir, mains sur les hanches.

— Gamin, t’iras pas loin dans la vie si tu t’arrêtes aux apparences. J’ai la dégaine de quelqu’un qui a des thunes en surplus ? Ouai, nan hein ? J’me disais aussi.

Vexé, l’adolescent se gratte la tête et détourne le regard.

— Bon écoute, j’comprends le besoin que t’as de protéger ta petite sœur, mais c’est pas une raison pour voler le premier passant venu.

Ses yeux azurés pétillent de malice.

— Faut savoir choisir ses cibles, dans cette vie.

Non, Isaya n’était pas ni un rêveur, ni un utopiste ; il savait parfaitement qu’il ne pourrait jamais détourner cet enfant de son mode de vie, pas plus qu’il n’avait d’espoir pour le sien, quand bien même une déité avait fait de lui l’un de ses élus.

Attrapant le bras de l’enfant, il se recouvre de sa capuche et l’attire sur le chemin inverse, pour remonter leur itinéraire jusqu’au lieu du vol. Là, dans l’ombre d’une ruelle, le Tzigane se plait à décrire chaque passant à son compagnon d’infortune - et de fortune - en fonction de ses vêtements, de sa manière de marcher ou encore de ses tics et de ses mots.

Son partenaire lui aussi, doit en apprendre de belles, avec sa dégaine de joli garçon.

Cela prend un temps fou, mais il lui reste bien quelques heures et en courant, Isaya se sent capable d’arriver à temps, aussi se plait-il à enseigner son savoir au jeune garçon, comme il a pu le faire auprès d’autres gamins.

Ce genre de savoir permet de faire la différence entre un vrai riche et un bourgeois factice, tant pour éviter les jeux d’autorités illégitimes que pour savoir qui a la bourse la plus remplie. Vingt ans qu’Isaya « travaillait » au contact d’humains de tous genres, si bien que l’humanité n’avait presque plus de secrets pour lui.

Finalement, le gamin lui a lâché la grappe, non sans avoir récolté au passage une adresse où il pourrait trouver un travail un peu plus rentable que ceux proposés par les patrons du coin. Véritable Cour des Miracles, chacun pouvait y être un ministre bien renseigné s’il prenait le temps de s’intéresser à la lie londonienne et à ses habitants. Même s’il compatissait à sa situation, le brun avait d’autres chats à fouetter et une mission à accomplir.

Retournant l’une des artères principales de Shoreditch, Isaya pense enfin pouvoir se lancer dans sa quête lorsqu’il heurte une femme, qui tombe à la renverse avec un cri de surprise.

Après un chapelet de jurons en romani, le jeune homme prend le temps d’aider la femme - visiblement une domestique - à se relever.

— Vous allez bien ?

— Oui merci, désolée, j’étais pressée et je… elle s’arrête et porte une main à sa bouche. Seigneur, mais quel enfer !

Partout autour d’eux, des documents virevoltent dans les airs comme, emportés par le vent comme de vulgaires feuilles en automne. Observant leurs imprévisibles trajectoires, Isana lève les yeux au ciel. C’est un complot, ce n’est pas possible…

— Vous avez besoin d’aide ? demande-t-il avec un sourire crispé.

Pas comme s’il pouvait ignorer un désordre qu’il vient juste de participer à créer.

— Ce ne serait pas de refus, mon maître s’impatientait déjà du retard de l’impression…

Il retient un soupir.
Parfois, il se sent vraiment comme un pigeon.


La nuit est déjà tombée depuis un moment lorsqu’Isaya et son duo pénètrent dans le théâtre. Il sait qu’il a échoué et pourtant, encore une fois, l’endroit l’a happé, malgré sa déception. Il n’est pas un cœur d’artichaut ou un inébranlable altruiste, loin de là, mais s’il n’aide pas les petites gentes en difficulté, qui le fera ?

Envers les siens, il a une foi à toute épreuve et une compassion qu’il est incapable d’éprouver à l’égard des loups voraces de la société londonienne. Néanmoins, c’est quelque chose que sa sœur n’a eu de cesse de lui reprocher.

— Bienvenue, lui lance la personne qui lui a donné sa mission.

— Bonsoir, désolé, j’ai échoué, voilà votre enveloppe.

Il recoiffe quelques mèches ébène et détourne le regard.

Parmi toutes les choses qu’il déteste, l’échec est le sentiment le plus cuisant. S’il doit renoncer maintenant à sa place au sein du culte… il n’est pas sûr de pouvoir le supporter.

— Pas du tout.

— Comment ça ?

Isaya dévisage l’homme sans comprendre.

— Parfois, s’oublier permet d’accomplir les plus nobles missions. Vous avez réussi, aux yeux des Dieux qui veillent sur vous.


— Je peux pas partir avec toi.

— Tu te fous de moi, Isaya ?

Passée la surprise, c’est la colère qui irradie les traits de Violca et brise sa voix.

— Je suis désolé…

C’est tout ce qu’il est en mesure de dire.

— C’est quoi ton problème, récemment ? Tu fais plein de choses bizarres, tu t’absentes sans rien me dire, et t’as parfois cette espèce de tête de crétin quand tu me réponds… il se passe quoi, sérieux ?

— Je peux rien te dire, désolé.

— C’est tout ce à quoi j’ai droit ? Et notre rêve ? C’était que du vent ?

Isaya se saisit des mains de sa sœur.

— Non, tu dois partir et te reconstruire, Vi, mais je ne peux pas te suivre.

Son regard se voile.

— J’ai des choses à accomplir ici.

Un silence pesant s’installe entre eux, finalement rompu par la plus jeune.

— C’est pas pour une fille, au moins ?

Il échappe un rire amusé.
Techniquement…

— Non.

— Tu m’abandonnes pas, hein ?

— Jamais, promis, je ferai tout pour te rejoindre.

— T’as intérêt parce que sinon, je te l’pardonnerai jamais.

Il l’enlace doucement.

— Je sais.

Elle doit partir, surtout maintenant qu’il sait que Londres peut se transformer à tout moment en champ de batailles entre entités dépassant l’entendement humain.


Rongé par la solitude, Isaya s’est mis à passer plus de temps au théâtre. Le visage de sa sœur, embarquée pour le nord de l’Amérique, lui revient sans cesse en mémoire. A-t-il vraiment bien fait de tout laisser tomber pour les beaux yeux d’une divinité dont il ignorait tout il y a encore peu de temps ? Il n’en sait rien, mais s’en veut, quelque part, de ne jamais réussir à se sentir complètement seul, maintenant que sa foi l’habite.

Peut-être Tefnout  a-t-elle eu pitié de lui, parce qu’elle lui a envoyé un piaf à moitié mort, qu’il doit à présent sauver. Non seulement l’animal est d’une affligeante banalité, mais il ne souhaite visiblement pas être sauvé, vu tous les efforts qu’il met en place pour s’éloigner le plus possible du jeune métisse.

Mais ce que l’oiseau ne sait pas, c’est qu’Isaya a de l’expérience, pour ce qui est d’apprivoiser les gens comme les animaux, et le déclencheur universel de la confiance est tout simplement la nourriture.

Après des jours passés à ne pas s’approcher du rouge gorge, à lui laisser son espace et sa nourriture, le brun a pu l’approcher pour mieux comprendre ses mots et savoir comment les traiter. D’après ce spécialiste autoproclamé, l’ornithologue à la retraite qui nourrit les pigeons dans un des parcs non loin du théâtre, c’est une femelle, que la présence de l’humain ravit autant que la proximité d’un félin.

Raison pour laquelle il donna à cette grande dame à plume le doux nom de Victoria, non seulement pour moquer la reine, mais aussi pour moquer ce satané rouge gorge qui se prenait vraiment pour la reine d’Angleterre lorsqu’il fallait accepter l’aide d’un pauvre bipède fauché comme le blé.

Une aile comme neuve plus tard, il avait gagné un nouveau compagnon, pour ce que la compagnie d’un piaf au sale caractère vaut.