Damnatio Memoriae

Isis aimait-elle la musique ?
C’était la question qui préoccupait Gerald depuis plusieurs semaines. Pendant un moment, il s’était contenté d’y réfléchir. C’était toujours agréable d’avoir un nouveau sujet de méditation sur lequel se pencher avant de s’endormir ou en dînant - du moins quand on dînait seul, et Gerald dînait presque toujours seul.
Mais il avait fini par vouloir mettre ses idées en application. Il se voyait déjà jouer du violon dans le sanctuaire, à enchaîner les mélodies qui plairaient le mieux à la déesse pour l’honorer. Il n’était pas question d’en jouer chez lui : ses voisins risquaient de ne pas apprécier les inévitables fausses notes des débutants. Non, il pratiquerait au sanctuaire, tôt le matin, voilà tout, afin de ne déranger personne. Et puis, y avait-il un autre endroit où il se sente autant en paix ?
Il avait donc pris des cours de violon. Oh, ils n’étaient guère nombreux pour le moment - il en était peut-être au quatrième tout au plus - mais le professeur lui avait assuré qu’il était doué et progresserait vite. Disait-il cela à tous ses élèves ? s’était demandé un Gerald quelque peu dubitatif. Même si c’était le cas, peut-être avait-il de bonnes intentions. Peut-être était-ce un pieux mensonge destiné à motiver. Ou alors, il ne voyait même pas le mal, convaincu effectivement que tous les hommes étaient des violonistes surdoués s’ignorant. C’était une théorie intéressante. Répéter à chacun qu’il était excellent avait-il des résultats quantifiables ?
Il avait inévitablement médité les précédents jours sur le mérite des pieux mensonges, sans même avoir la certitude que son professeur de violon en avait jamais dit un seul. Les pensées de Gerald échaffaudaient constamment des idées bâties uniquement sur d’autres idées, comme d’improbables châteaux de cartes en équilibre précaire. Mais comme souvent, le château s’écroulait dès qu’on pointait la faiblesse de ses fondations.
En l’occurrence, Gerald n’avait pas pensé au fait que le sanctuaire d’Isis était beaucoup trop humide pour y jouer du violon sans abîmer l’instrument.
En cette fin d’après-midi, il contemplait donc les murs couverts de verdure avec un mélange de résignation et de déception, auquel se mêlait une pointe de sagesse. Bon, l’instrument sur lequel il apprenait à jouer n’était qu’un emprunt, il n’avait donc pas à pleurer une dette inutile. Ses quatre cours lui avaient certes coûté quelques économies, mais rien de fâcheux. Et puis, il n’avait sûrement pas fait qu’apprendre un peu de violon, n’est-ce pas ? Ces leçons lui avaient apporté autre chose. Par exemple, il avait découvert un nouveau chemin pour rentrer chez lui quand il s’était perdu au sortir de la première leçon. Non, vraiment, il n’y avait pas de quoi se lamenter. Peut-être qu’Isis n’aimait même pas le violon, d’ailleurs. Peut-être préférait-elle la harpe ? Le chant ? Ou même rien de tout cela, et elle était parfaitement satisfaite des morceaux de poésie que son Haut-Prêtre lui dédiait. Elle avait peut-être le don d’être comblée avec ce qu’elle avait. Cela ne signifiait pas que Gerald ne chercherait pas de nouveaux moyens d’exprimer sa dévotion. C’était une quête qui le rendait heureux.
Ainsi pensait le professeur de philosophie seul devant le mur, les mains dans le dos, contemplant en silence ses rêves de violon vaincus par un peu de vapeur.
-Professeur Predmore ?
Revenant au moment présent, Gerald se retourna sur Cecil Heart.
Sa vision se brouilla alors que ses deux existences parallèles se mélangeaient. Il était impossible que Cecil soit entré par erreur - d’ailleurs il n’avait pas l’air égaré, un peu surpris, peut-être. C’était peut-être simplement inévitable avec le temps : les dieux se choisissaient de plus en plus d’adeptes, et les connaissances de Gerald n’avaient pas de raisons d’être écartées du processus.
-Bonjour, professeur Heart, répondit donc courtoisement le philosophe.
Il savait l’attachement qu’avait Cecil pour son titre. Gerald ne tenait pas particulièrement à encourager les tendances vaniteuses du botaniste, mais c’était probablement sa première visite au sanctuaire : autant le mettre à l’aise. La leçon de morale n’était pas pour aujourd’hui.
-Gerald ! Par Saint-Georges mais que faites-vous ici ?
Une ombre de sourire étira les lèvres du Haut-Prêtre. Il ne put s’empêcher de répliquer, non sans bonne humeur :
-Oh, c’est un endroit où j’aime bien venir pour méditer.
Comme si le sanctuaire sacré d’Isis était un endroit accessible où on pouvait parfaitement se retrouver par hasard.
-Alors vous aussi vous…
Cecil ne termina pas sa phrase, et Gerald vit avec soulagement un sourire naître sur son visage. Il avait vu les adeptes réagir de toutes sortes de façons. La dernière qu’il avait accueillie avait même fondu en larmes, persuadée que ce culte était une manifestation du Diable. De toute évidence, Cecil connaissait moins de difficultés à s’adapter.
-Moi aussi, confirma le Haut-Prêtre avec simplicité.
Il hésita un instant à poursuivre sur sa lancée. Il aurait été agréable de deviser avec Cecil comme deux égaux, comme ils l’avaient fait par le passé en tant que professeurs, mais cela n’aurait pas été honnête de sa part. Il espérait que le botaniste le prendrait aussi bien que le reste.
-En fait, je suis le Haut-Prêtre d’Isis. Sachez, ajouta-t-il avec délicatesse, que cela ne signifie aucunement que nos relations sont vouées à changer drastiquement. Je suis heureux de vous compter parmi nous, croyez-le bien, et je suis certain que l’honneur que vous a fait la déesse est plus que justifié.
Il inclina légèrement la tête pour marquer ses propos, et engloba la pièce d’un vaste geste.
-Je suis certain que vous vous plairez ici. L’endroit a presque l’air fait sur-mesure pour vous, vous ne croyez pas ?

-Comment en serait-il autrement, vous êtes… vous êtes parfait pour ce rôle.
Le compliment laissa Gerald perplexe. Il sonnait comme une constatation mêlée d’une amertume à laquelle il ne s’était pas attendu. Le Haut-Prêtre posa sur Cecil un regard un peu soucieux - qui s’éclaira néanmoins quand celui-ci ébaucha un sourire.
-Peut-être votre demeure n’est-elle pas remplie d’assez de plantes ? suggéra Gerald avec humour.
Il fit quelques pas jusqu’au bassin au centre de la pièce, dont il effleura la froide pierre sculptée.
-Plus sérieusement, cela ne me semble pas insensé. Vous avez été choisi par Isis, il est normal que vous vous sentiez le bienvenu dans son sanctuaire.
-En fait, conclut Cecil, je ressens la même chose que lorsqu’Elle m’est apparue. La même sérénité, la même douceur… Je me sens bien.
-Je suis heureux de l’entendre.
Et il était sincère.
-Isis vous est-elle apparue en rêve vous aussi ? s’enquit Cecil.
-Oh, oui, tout à fait. C’est la façon dont tous les dieux de l’Ennéade se présentent à leurs élus. Je suis passé par le même chemin que tout le monde.
Gerald s’assit sur le rebord du bassin et effleura l’eau froide du bout des doigts.
-Peut-être n’avez-vous pas encore entendu parler des autres dieux ? J’ignore si vous vous êtes déjà entretenu avec d’autres fidèles… Et je ne souhaite pas vous surcharger d’informations.
Une ombre de sourire bienveillant ourla ses lèvres.
-Je préfère que chacun y aille à son rythme. Tout cela peut être déstabilisant. Certains s’adaptent remarquablement vite, comme s’ils avaient attendu cela toute leur vie. Pour d’autres…
Gerald ne termina pas sa phrase. Le regard dans le vague, il s’interrogeait sur ces fameux autres, ceux qui avaient refusé l’étreinte aimante d’Isis, préférant y voir une contrainte.
Il y avait un choix à faire. Isis ne forçait pas la main. Elle aimait assez ses élus pour les laisser partir s’ils le voulaient, sans heurts, sans coups.
Le Haut-Prêtre inspira avant que son regard ne s’embue sans raison apparente.
-En tout cas, si vous avez la moindre interrogation, n’hésitez pas, Cecil.

Gerald hocha la tête en réponse à la première question du botaniste.
-Oui. Sept dieux de l’Ennéade se sont… éveillés, faute d’un meilleur terme. Osiris et Isis sont donc les protecteurs des Praetores, mais nous connaissons également les Notos, dont les protecteurs sont Shou et Tefnout. Les Solaris sont eux sous le patronage unique d’Atoum. Et… il y a aussi les Noctalis, sur qui veillent Nephtys et Seth.
Il se tut un instant, s’interrogeant sur la meilleure façon de présenter la suite logique de cette révélation.
-Tous les Cercles ne… s’entendent pas forcément le mieux du monde, commença-t-il avec précaution. Beaucoup de personnes très différentes peuvent être choisies par un dieu. En résultent parfois quelques tensions. Il vaut mieux que vous le sachiez. Néanmoins, je tiens particulièrement à ce que nous œuvrions de concert contre Apophis, et heureusement, cet état d’esprit se retrouve chez une majorité de Hauts-Prêtres.
Gerald dévisagea Cecil, espérant ne pas déceler trop d’inquiétude dans les yeux clairs du professeur. Jusque-là, il avait remarquablement réagi, mais il ne pourrait lui en vouloir si une information se révélait soudain être celle de trop.
Un demi-sourire ourla ses lèvres quand son collègue évoqua tout ce que lui avait apporté Isis, mais il ne l’interrompit pas quand il poursuivit sur sa lancée. Au moins, jusque-là, il avait satisfait l’envie de franchise et la soif de savoir de son confrère. Il aurait été maladroit, voire insultant, de vouloir surprotéger Cecil comme un enfant.
Il n’avait néanmoins pas donné de précisions quant à Apophis. Ceci dit, s’il avait correctement cerné Cecil, ce dernier aborderait le sujet de lui-même. Au moins avait-il le choix d’aller ou non à la pêche aux informations… et à la rencontre du revers de la médaille quand on était choisi par l’Ennéade.
Ses théories l’amusèrent, et plus encore ses murmures. Réprimant un rire, il reprit la parole. Afin de mettre Cecil à l’aise, il adopta un ton bas, sans donner l’impression de se cacher des autres. Après tout, personne dans cette pièce n’ignorait ce qu’il s’apprêtait à dire.
-Une société secrète, admettons, puisque le secret est il est vrai une composante majeure des Cercles. Millénaire en revanche, pas vraiment. J’ai été parmi les premiers appelés, et je ne suis un Praetores que depuis deux ans. Notez également que je ne dirige que les adeptes d’Isis. Un Haut-Prêtre - ou une Haute-Prêtresse - existe pour représenter chaque dieu de l’Ennéade. Et, à vrai dire… je préfère dire que je guide mon Cercle.
Il adressa à Cecil un de ses rares sourires afin d’indiquer que cette précision n’était pas une rebuffade.
-Nous ignorons pourquoi les dieux s’adressent à nous après tout ce temps. Ou même pourquoi Ils se sont tournés vers Londres et non vers le Caire. Peut-être même sont-Ils présents ailleurs, ou bien sont-Ils attirés par de nouvelles villes au fil du temps ? Il n’est pas aisé de saisir les motivations de nos divinités. Et pour être tout à fait honnête, peut-être ne veulent-Elles tout simplement pas les partager, et il est plus que possible que ce soit pour de bonnes raisons.
Son regard se perdit dans l’eau du bassin. Il s’était grandement éloigné du sujet de base, et voulant s’en excuser, il raccrocha son regard à celui du botaniste.
-Pardonnez-moi, je divague. La bonne nouvelle, c’est que vous aurez comme moi de grandes facilités à vous rendre au sanctuaire, puisque vous travaillez littéralement dans le même bâtiment. Maintenant que vous savez tout de moi - ou presque, ajouta-t-il avec une pointe de malice, vous saurez où me trouver si je ne suis pas à mon bureau.

Assurément, Cecil et Gerald différaient sur beaucoup de points, mais la dévotion envers Isis n’en ferait pas partie.
-Je comprends ce que vous ressentez, murmura le Haut-Prêtre. Mais vous n’êtes qu’au début du chemin. Plus vous avancerez, plus votre lien à la déesse se renforcera. Cinq rangs existent, mais prenez votre temps pour gravir les marches.
Gerald s’attendait à ce qu’ensuite Cecil revienne à Apophis - mais il ne s’attendait pas à entendre cette pesante inquiétude dans sa voix.
Le choix de mots de son collègue le laissa pensif. Evoquer une situation de guerre n’était pas le premier réflexe de la majorité des adeptes, mais c’était souvent celui de ceux qui avaient trop souffert… ou trop combattu.
-Pas de champ de bataille, commença-t-il.
Rassurer Cecil était sa priorité.
-Plutôt des… escarmouches, peut-être. Des attaques discrètes, furtives, que nous nous efforçons de contrer. Vous corrigerez mon vocabulaire, vous semblez mieux vous y connaître que moi.
Une invitation faite avec le sourire, qui visait à en apprendre un peu plus sur le professeur.
-Nous connaissons les agents d’Apophis sous le nom d’ombres. Elles errent dans Londres. Certaines ne font preuve que d’une malice déplacée, et d’autres… sont plus dangereuses.
Gerald inspira profondément. Non, décidément, il n’abordait pas souvent le sujet dès l’arrivée du nouvel adepte.
-Je n’ai jamais envoyé en mission contre elles un adepte qui ne se sentirait pas prêt. Comme je vous l’ai dit tantôt, vous pouvez prendre votre temps. Cela peut faire beaucoup d’un coup. Comment vous sentez-vous ? souffla le Haut-Prêtre.
Ses yeux bleus balayèrent le visage de Cecil, cherchant à entendre ce qu’il ne dirait peut-être pas.

Quand Cecil ferma les yeux, Gerald retint son souffle. Ce n’est que quand le botaniste soupira qu’il s’autorisa à faire de même.
-J’ai été militaire plus jeune, vous l’avais-je déjà dit ?
-Non, répondit simplement le philosophe.
Il avait envie d’ajouter qu’il était désolé - le mot lui brûlait les lèvres - mais il ignorait comment ce serait pris. Pour Gerald, les guerres se résumaient à rassembler un maximum d’innocents peu concernés par les soucis de leurs chefs et à les munir d’outils construits pour déchiqueter les humains. On y perdait forcément quelque chose. Un ami, ou bien le sommeil…
-J’ai été envoyé en Afghanistan, poursuivit Cecil, et j’en suis revenu. Cela fait sept ans maintenant.
C’était sobre et concis. Gerald hocha la tête, rassemblant rapidement dans un coin de son esprit ce qu’il savait de cette guerre-là : pas grand-chose. Il se promit d’aller se renseigner.
-Je ne veux plus… Je n’ai plus envie de devoir me battre contre des hommes, j’espère que vous le comprenez Gerald. Vous parlez d’ “ombres” mais pouvez-vous me garantir qu’il n’y a pas d’humain au service d’Apophis ?
-Je comprends, répondit le Haut-Prêtre d’un ton calme mais pas dépourvu de douceur. Mais soyons honnêtes, je ne peux qu’imaginer ce que vous avez vécu. Je n’y étais pas. Sachez simplement que si vous voulez en parler…
Mais Cecil n’avait pas parlé de sa carrière militaire pour être réconforté, aussi Gerald s’arrêta-t-il là. Le botaniste ne l’avait fait qu’à brûle-pourpoint, pour justifier son refus de s’en prendre à quelqu’un qui aurait un visage, une vie, une famille…
L’élu d’Isis inspira profondément.
-Nous n’avons encore jamais rencontré d’humain qui aurait été choisi par Apophis comme nous l’avons été. Les ombres que j’évoque sont des sortes de… créatures aux silhouettes changeantes. Les plus petites font preuve d’une malice néfaste, et il est bon de s’en débarrasser, mais elles ne font guère que renverser des choses ou agiter les animaux. Les plus grandes, en revanche, sont parfaitement capables de s’attaquer aux humains. Certaines ont une morsure empoisonnée, d’autres peuvent se faire passer pour des hommes - mais ne vous inquiétez pas, vous apprendrez en temps voulu à les repérer.

Gerald se contenta de hocher gravement la tête quand Cecil réitéra son désir de ne jamais affronter d’humain.
-J’imaginais ma première visite au sanctuaire différemment. Peut-être devrions-nous changer de sujet et laisser Apophis pour aujourd’hui.
-Bien sûr. Je suis navré d’avoir abordé si vite les sujets les plus difficiles. Aviez-vous d’autres questions ?
La réponse de Cecil le laissa bouche bée, au point qu’il le laissa poursuivre sur sa lancée. Enfin, quand le botaniste se mit à décrire miss Peverel, Gerald reprit contenance.
-J’en prends bonne note, dit-il avec un sérieux feint. Peut-être préférez-vous les brunes ? Ou une riche aristocrate ?
Il laissa planer deux secondes de silence - pas plus, des fois qu’il vienne à l’esprit de Cecil de s’enfuir en hurlant - avant de reprendre la parole. Cette fois-ci, il y avait un rire dans sa voix.
-Cecil, je suis désolé que vous soyez parvenu à ces conclusions, car par tous les dieux de l’Ennéade, les Cercles n’ont rien d’une agence matrimoniale ! Mon propre duo est la Haute-Prêtresse d’Osiris et elle a l’âge d’être ma fille.
Par habitude, il ajouta rapidement :
-Mais n’allez pas penser que je dis cela de façon condescendante, c’est une jeune femme dévouée et intelligente. Pour revenir à votre propre partenaire, ç’aurait tout aussi bien pu être un vieil homme ou… ou n’importe qui, en fait. Les dieux s’intéressent à nos âmes pour les apparairer, et ce lien n’a rien d’un lien romantique. Bien sûr, pour quelques adeptes, c’est devenu le cas, mais la situation est bien plus rare qu’on ne pourrait le penser.
Au moins la question l’avait-il diverti ; le philosophe tâcha de se départir de son air amusé.
-Je suis certain qu’au fil du temps vous découvrirez de plus en plus de réponses à la question “pourquoi cette personne”. C’est une interrogation qui, je crois, vient à l’esprit de tous les adeptes un jour ou l’autre.
Gerald soupira.
-Au moins, quand la personne qui partage votre vie est dans le secret, je reconnais que cela doit vous faciliter les choses. Certains de nos adeptes - certaines, devrais-je peut-être dire - doivent redoubler d’ingéniosité pour pouvoir se rendre dans leur sanctuaire, et je ne parle pas des missions. Mais ne prenez pas cela pour une invitation à vous passer la bague au doigt, vous êtes libre de mener votre vie comme vous l’entendez. Je serais sinon un bien piètre exemple, n’est-ce pas ?
Gerald regarda sa main gauche dont l’annulaire était nu - au contraire du majeur, pourvu de la bague scarabée. Il sentit l’habituelle vague de nostalgie monter en lui et n’ajouta rien. Peut-être cette bague-là serait-elle la seule qu’il porterait jamais ; peut-être était-il destiné à n’être lié qu’à Isis.
Il aurait aimé accueillir cette idée avec sérénité, mais non, il fallait qu’un sourd sentiment de solitude se glisse en lui.
-Enfin, reprit-il pour chasser ses pensées les plus pénibles, je suis certain que vous vous sentirez vite comme chez vous ici. Vous serez accueilli à toute heure du jour et de la nuit, et ce ne sont pas les plantes qui se plaindront de votre présence !

Le sourire de Cecil récompensa Gerald au centuple pour ses plaisanteries douteuses.
-Pour tout vous dire, je ne sais plus ce que veux dire avoir une famille respectable, répondit le philosophe.
La question méritait même selon lui d’être débattue longuement. Lui-même était vu comme respectable, mais il en allait de même pour la tante de Cordelia. Il s’agissait surtout de correspondre aux critères en vigueur, et encore, seulement en apparence. Et étaient-ils si bons que ça, ces critères ?
-Plus une personne ici n’est un respectable anglican, poursuivit-il à haute voix, et pourtant, je confierais ma vie les yeux fermés à la plupart des adeptes d’Isis.
La remarque suivante du botaniste colora un rien ses pommettes, et il s’éclaircit la gorge.
-Hum. Pour être honnête, je ne cherche tout simplement pas ladite chaussure. On dit que la bonne occasion se crée et voilà longtemps que j’y ai renoncé.
Il ajouta avec une ombre de sourire :
-J’imagine que je passe à présent pour un vieil aigri ! J’ai eu quelques déboires, comme tout un chacun, et même si mes plaies sont refermées, je n’ai plus tenté ma chance. Ou plutôt, aucune nouvelle âme n’est venue me tenter.
Gerald était trop habitué aux introspections pour ne pas immédiatement s’interroger sur la véracité des propos qu’il venait de tenir. Il lui apparut néanmoins qu’il avait été parfaitement honnête et que sa sérénité n’était pas factice.
Fut un temps où il voyait le visage de Berenice partout et où toutes les chansons semblaient parler d’elle, mais cela faisait plusieurs années qu’elle ne surgissait plus à l’improviste dans son esprit. Et quand il lui arrivait d’y penser, son cœur ne se serrait plus. La trouverait-il seulement jolie aujourd’hui ?
Oui, bien sûr, se dit-il - et s’il avait été seul, il aurait esquissé un sourire triste. Il la trouverait jolie comme on trouve charmante une maison d’enfance ; on ne fait pas attention aux murs délabrés, on ne voit que les souvenirs.
Mais au-delà de ça, il en doutait. Il ne s’agissait même pas de la beauté de Berenice, dans le fond. Il s’agissait de lui, et il avait trop changé depuis son départ. Isis n’y était sans doute pas étrangère…
Il s’efforça de revenir au présent.
-C’est une bonne question. Je dirais tout d’abord que Cordelia est un soutien, et vous entendrez souvent ce mot dans la bouche des adeptes qui ont trouvé leur duo depuis un certain temps. Même ceux qui ont du mal à s’entendre - car il y en a ! - peuvent compter l’un sur l’autre. Ensuite, c’est quelqu’un qui me connaît bien. Comme je l’ai dit, elle est fort jeune, mais nous avons traversé ensemble des épreuves très personnelles et elle a vu des côtés de moi que ne connaissent pas des gens que j’ai fréquentés quinze ans.
Difficile de faire autrement dans ce fichu labyrinthe, songea-t-il en réprimant un frisson.
-Tous les duos ont quelque chose à s’apporter et toutes les relations sont différentes. Je suis certain que vous en bâtirez une tout à fait unique.
Il contempla un court instant les yeux gris de Cecil et nota mentalement de demander à Cordelia comment était au juste Grace Peverell.
-Je pense que Cordelia et moi nous sommes bien trouvés, dit-il lentement pour répondre à la question aussi indiscrète que pertinente de son collègue. Chacun à notre façon, nous avons souffert de solitude, et nous sollicitons beaucoup notre esprit… quoique de différentes manières.
Il tapota sa tempe avec un demi-sourire.
-J’éprouve beaucoup de respect et de fierté pour la personne honnête et vaillante qu’elle est.
Il essaya d’atténuer le ton affectueux et paternaliste de sa voix, mais c’était difficile.

Gerald fit la moue.
-Un mariage de raison n’existe pas pour moi. Il serait justement déraisonnable de prendre une épouse à qui cacher mes activités. Je passe la moitié de mon temps à travailler et l’autre à assurer mes fonctions de Haut-Prêtre. Je ne pourrai pas promettre à quelqu’un qu’il sera ma priorité, vous voyez ? Je ne peux pas avoir d’enfants à qui je dise que quoi qu’il arrive, je serai là, parce que c’est faux. Peut-être à ce moment-là serai-je appelé par Isis ou aux prises avec des ombres… Non, vraiment, vouloir goûter aux joies d’avoir une famille sans prendre ma situation en compte serait bien égoïste et irresponsable.
Il passa une main sur son visage et inspira profondément. Le changement de sujet le tira de la mélancolie où il s’enfonçait.
-Non, en effet, je ne voudrais pas changer de duo. Notamment parce qu’apprendre à bien travailler avec une personne prend du temps et que j’ai beaucoup investi dans mon duo actuel, lança le philosophe avec ironie.
La précision de Cecil le fit hausser les sourcils.
-Que voulez-vous dire par “une remarque déplacée” ?
Dans sa voix, nul jugement ; un intérêt poli tout au plus. Il espérait que Cecil n’avait pas insulté l’élue d’Osiris, mais ce n’était pas en adoptant une attitude méprisante qu’il l’inviterait à mieux se tenir à l’avenir.
-Je suis certain que ce n’était rien qu’une excuse sincère ne puisse arranger… A condition bien sûr que cela ne se renouvelle pas.
Gerald fit silence un court instant pour se concentrer sur le choix de ses mots.
-Comme je vous l’ai dit, les dieux semblent surtout de soucier des âmes qu’ils choisissent. Ils ne font pas grand cas de notre apparence, de notre âge ou… de notre situation professionnelle et sociale. Je connais des adeptes qui font preuve de courage et de grandeur alors mêmes qu’ils s’échinent à travailler à l’usine pour un salaire de misère toute la journée… Je conçois que ce soit là une façon de voir le monde - et les gens - qui semble peu orthodoxe… mais je crois qu’elle est plus proche de celle qu’ont nos dieux.
Il ajouta avec humour :
-Sans compter que chacun tire généralement de son expérience de remarquables talents utiles pour les Cercles. Je reconnais volontiers que la philosophie est moins utile que la chirurgie ou les contacts d’un aristocrate quand il s’agit d’effectuer une mission délicate.

Gerald retint un sourire en même temps qu’un froncement de sourcils.
-Je ne saurais trop vous recommander la franchise et la bienveillance avec les adeptes d’Osiris. Particulièrement avec ces dames. Mais d’après vos dires, Grace Peverell n’a aucunement besoin de moi comme avocat.
Il approuva les projets de réconciliation d’un signe de tête.
-Bien sûr que vous pouvez être utile au Cercle, Cecil. Nul besoin de vous occuper des plantes pour cela, je pars du principe que chacun ici est choisi par Isis et que je n’ai rien de plus à exiger. Néanmoins, je reconnais volontiers votre expertise !
D’autant plus volontiers que Gerald n’avait aucune idée de ce qu’étaient les fleurs mentionnées par Cecil. En voilà un, se dit-il, qui n’aurait pas trop de mal avec sa première épreuve en tant que Praetores…
-Aussi, je vous donne carte blanche pour ce qui est d’arranger la décoration, comme vous dites. Prenez juste garde qu’on puisse encore circuler dans la pièce…
Gerald gratifia le botaniste d’un léger sourire puis, répondant à ses souhaits, lui indiqua les noms de plusieurs adeptes qui sauraient l’éclairer davantage sur l’Ennéade et le fonctionnement des Cercles.
Il étira ensuite ses épaules avec un soupir ; le temps passait, et il songea sans enthousiasme à la pile de lettres qui l’attendaient dans le bureau attenant.
-Je suis navré d’écourter notre entretien, Cecil, mais j’ai à faire. N’hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit à l’avenir.
Le professeur de philosophie se releva.
-Je vous souhaiterais bien bonne chance pour la suite, dit-il spontanément, mais ce serait inutile. Vous avez la bénédiction de la déesse Isis en personne. Souvenez-vous-en.
Sur ces paroles un brin sibyllines, il salua son collègue et s’éloigna.