À dos de cheval et d'éléphant
with Cornelius W. Morgrave
Le retour de Lord Morgrave à Londres ainsi que sa succession inopinée à la tête de sa famille faisait jaser au sein de la haute – il fallait dire que l'affaire était pour le moins sensationnelle et mystérieuse, avec la disparition fort bien tombée du frère aîné. Katherine De Hastings avait le malheur de revivre en boucle l'exacte et identique discussion à son sujet lors de ses multiples réunions mondaines. Il se répétait que l'homme était bien beau, célibataire qui plus est, galant paraissait-il, tout de même un petit peu singulier (car il aimait un peu trop pratiquer la peinture), et véritablement maladroit lorsqu'il s'agissait d'entretenir une conversation. À l'évidence, il n'avait aucune idée de comment se creuser une place confortable parmi la société noble à laquelle il appartenait.
Hélas, la duchesse douairière avait déjà connaissance de toutes ces informations et commençait à se lasser terriblement de les entendre répétées de toutes les bouches.

D'autant que la vérité était bien plus triste que ne le voulaient toutes ces jolies rumeurs romantiques : Lord Morgrave n'était pas simplement maladroit, il était absolument inapte. Son éducation de jeunesse manquait, les années passées en Inde l'avaient fait sévèrement rouiller, et sa nature trop peu affirmée achevait de rendre l'homme boiteux comme un canard dès lors qu'il s'agissait d'apparaître en public. Il avait même oublié jusqu'aux politesses les plus élémentaires, et la duchesse douairière fut extrêmement fâchée de devoir se déplacer elle-même afin d'entamer les visites de courtoisie avec son nouveau voisin.

Elle fut plus contrariée encore lorsque l'un des domestiques de Lord Morgrave lui annonça qu'il ne se trouvait pas chez lui. Les sourcils un tantinet froncés, l'expression peu satisfaite, Katherine De Hastings choisit en cet instant d'adopter une nouvelle approche.

Elle laissa en conséquence une carte de visite et, rentrée chez elle, fit envoyer par l'un de ses valets une lettre invitant Lord Morgrave à une balade à cheval dans la périphérie de Londres.


À dos de cheval et d'éléphant (Ft. Cornelius W. Morgrave) Rp11


Il était certes inconvenant de se retrouver seule en la présence d'un homme – célibataire qui plus est –, toutefois Katherine portait publiquement le deuil avec tant de ténacité qu'elle comptait indubitablement comme une femme mariée aux yeux de l'étiquette. Et si cela demeurait néanmoins un exercice délicat, car elle ne pouvait se permettre pareille excentricité trop régulièrement, ni avec n'importe qui, ni dans n'importe quel contexte ; elle savait d'ors-et-déjà quelles étaient les explications acceptables auprès de ses pairs. En l'occurrence, la duchesse douairière n'avait qu'à prétexter la curiosité la plus innocente pour abreuver ensuite ses nombreuses connaissances de quelques anecdotes sur l'homme afin de détourner leur attention de leur sortie en tête à tête.

Katherine De Hastings patientait ainsi aux abords de la sortie sud de Londres, là où il ne suffisait que de tourner la tête pour avoir les champs, les chemins et les forêts à perte de vue.

Elle portait en ce jour une amazone, tenue d'équitation spécifique dotée d'une veste cintrée ainsi que d'une jupe très longue et très large, le tout cousu entièrement de noir afin de rappeler à toutes les mémoires son statut de veuve éplorée – et freiner ainsi les ouï-dire qui s'allumeraient comme des feux de joie sur son passage. Elle tenait dans une main sa cravache et dans l'autre les rênes de sa monture.
L'animal était un pur sang, grand, fin, élégant et formidablement dressé : il se tenait sur ses quatre pattes, la tête levée et le cou comme celui d'un cygne ; il ne bronchait pas de se tenir immobile en attendant les ordres de sa maîtresse. Sa robe baie brune flattait d'ordinaire le rouge de la fille de marquis.

Lady Katherine n'était pas sans se souvenir que Lord Morgrave avait été, lorsqu'ils étaient plus jeunes, un camarade de jeux. Leurs parents avaient su s'entendre à merveille pendant une époque et, lors des nombreuses prises de thé chez une famille ou chez l'autre, le petit Cornelius avait eu pour responsabilité de garder un œil bienveillant sur l'héritière des De Hastings. Naturellement, c'était tout l'inverse qui s'était déroulé : la juvénile lady avait mené à la baguette son aîné et, à plusieurs reprises, elle avait également eu l'occasion de reprendre Victor Morgrave sur son comportement inacceptable auprès de son frère et en présence de la très jeune lady. Katherine n'oubliait pas la satisfaction qu'elle avait éprouvé de remettre à sa place ce gamin malotru.

Elle n'oubliait pas non plus que la dispute entre leurs parents avait enterré définitivement la complicité naissance entre les deux enfants. Ce n'était rien de plus qu'une histoire de mariage arrangé refusé qui avait fait quelques vexés – qui s'étaient ensuite empressés de couper les ponts les uns avec l'autre.

Katherine De Hastings n'éprouvait ni nostalgie ni désir de retrouver ce qui fut. En revanche, elle avait toutes les intentions du monde de jauger par elle-même ce que valait l'adepte nouveau-venu de Nephtys.